
Il y eut des élancements, tu t'en souviens, des raideurs et des génuflexions imposées.
C'était révérences contre révérences, dans un monde à jamais cloisonné, on aurait dit des prisonniers, des clones de Chaplin des Temps Modernes. Rèsonnaient les ritournelles sinistres des fiefs abandonnés reconvertis en espaces culturels, Trucks, Saviem, RVI, SMN, Jaeger, Blaupunkt, Valéo, une armée de 20 000 soldats, du temps où les manifestations se clôturaient à coups de nerfs de bœuf, avant le temps des ballons d'une fête décérébrée et désenchantée.
La fierté était une victoire secrète gagnée de haute lutte méconnue de tous.
C'était alors le corps contraint, plié, ployé, les chantiers en joug contre les Turcs, le sel de mer qui ronge la peau, à secouer les poches pour les ostréiculteurs, le maraîchage, pour les endives et les carottes, les grottes souterraines de Fleury, anciennes carrières de pierres, puis anciens abris antiaériens, aujourd'hui théâtre pour les champignonnières, où encore, l'humidité qui gagne, celle qui décape.
Le ramassage des pommes qui casse les reins.
L'ère « du bagne et de la galère réunis » était arrivée.
Nous quittions les villes au petit matin, pour arriver sur les quais d'embarquement, étrange frontière où nous montrions nos badges, pour être enfournés dans des camionnettes roulant les 700 mètres jusqu'au ferry, et il fallait ajouter une demie heure de transit glacé à notre heure de trajet dans la nuit blême.
Nous nous tenions au presque garde à vous en haie d'honneur pour les passagers nous ignorant, et nous nous entrainions à devenir invisibles, tels les cordages lovés sur le quai.
Le ferry vidé, le combat pouvait commencer.
Nous courrions dans les coursives où nous ne pouvions nous croiser que de profil, nous entrions dans la cabine meublée de quatre lits superposés, et nous plongions dans le cabinet de toilette. Il convenait de savoir se mettre à genoux plus vite qu'à son tour, nettoyer le carrelage, pulvériser le produit du sol au plafond, sécher au chiffon qui sèche, désinfecter au chiffon qui désinfecte, astiquer les WC, changer le papier toilette, les gobelets, la savonnette, vérifier le rideau.
Le mot d'ordre était « pas de poil, pas de goutte ». Nous avions trois minutes pour faire le cabinet de toilette.
D'autres pendant ce temps, faisaient les bannettes – changeaient les draps – et passaient l'aspirateur.
Rappelle toi, les genoux qui doublent de volume, les bras envahis par les fourmis, les épaules qui tirent, la tête qui cogne, la chaleur, les six kilos perdus le premier mois.
Les mains rougies et crevassées, des ongles de bêtes au pré, les cheveux collants, la sensation de souillure, l'odeur de peine et d'effort.
Nous faisions à plusieurs une heure de route, pour une demie heure de transit aller et une autre retour, une autre heure de route, et à la fin, une heure de travail, six jours par semaine, repos le mercredi, 250 euros par mois.
La tartine dans la poche, et on retarde le moment de la manger, on l'émiette, on y pense.
Les cigarettes servent de coupe faim, de révolte pitoyable, d'écran contre la nuit, et les embrasements des muscles étaient là pour nous remémorer notre corps de supplice.
Équipe de la fin de la nuit, équipe du soir, le temps est haché et autiste et on ne sait plus si on a faim ou sommeil.
Nous avions alors une obligation d'effacement, sempiternels fantômes, la vie devait se dérouler comme si nous n'étions pas, et laisser pour les autres du neuf en permanence, du propre et du vierge.
Tels des stigmates honteux, nous essayions de cacher la rébellion musculaire, de retrouver haletants le rythme disparu d'une journée hachée entre les chantiers dispersés aux quatre coins d'une ville indifférente.
Dans un monde de jungle, jamais pacifié, nous vivions le temps du corps volé.
Florence Aubenas a écrit "Le quai de Ouistreham", Editions de l'Olivier, 19 euros.
A lire d'urgence, surtout si l'on croit qu'il n'y a plus de lutte des classes.